• Quelques lignes en passant  (Gunugu ou les Roses de Gouraya)

    Laisser une trace.

     

    Jusqu’à ces derniers temps, je n’ai guère été tentée de ressusciter les événements de ma jeunesse, si ce n’est la nuit dans mes rêves, mais maintenant que je m’efforce de reconstituer par écrit, comme je peux, ces instants, ce qui me surprend d’abord c’est cette sensation de délivrance nécessaire et surtout bienfaisante.  Je me libère, je me laisse aller. C’est un besoin. Alors, allons-y ! Certains penseront parfois que ce sont des niaiseries. Peut-être ! Le principal pour moi c’est d’écrire, c’est laisser une trace de mon passage sur terre, éviter l’amoncellement des couches successives de l’oubli. Les paroles s’envolent, les écrits restent, dit-on … Tant pis pour ceux qui me liront mais dans ce cas, ils ne sont pas obligés d’aller plus loin, et tant mieux pour ceux qui apprécieront ma prose.


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  • Un passage de mes écrits sur Gouraya

    Sage-femme (si on peut dire !) à Gouraya

     

    La fenêtre de la chambre de nos parents donnait côté rue. Et il n’était pas rare d’entendre la nuit frapper au carreau.
    « 
    M’sieur chef, M’sieur chef »
    et mon père
    «
    chcoun ? » - quoi  ou qu’est-ce que c’est ? -
    « c’est ma femme, le petit y va arriver, est-ce que madame chef, elle peut venir ? »
    « Oui, mais attends, elle se prépare, et elle va partir avec toi
     ».
          Maman n’avait aucune crainte, elle n’a jamais eu peur de s’aventurer dehors la nuit et je tiens cela d’elle. Mais papa ne voulait pas prendre de risque. Et notre mère partait et passait la nuit auprès de la future mère jusqu’à l’accouchement.
         Inutile de dire qu’elle ne demandait rien en échange. Elle agissait sans ostentation. Combien a-t-elle aidé d’enfants à venir au monde ? Nous ne saurons jamais. - Quand le moment est venu pour nous, Arlette et moi, elle était près de nous. Elle n’aurait pas voulu rater ça, surtout ses filles. Ce fut une chance pour ma sœur car c’est Maman qui reçut Nathalie, le bébé, dans ses bras, sinon elle tombait par terre, le médecin accoucheur ayant jugé qu’il était trop tôt : il était parti ! -
         Et il n’y avait pas que les accouchements, on l’appelait toujours quand une femme ou un enfant était malade. Alors elle distribuait des médicaments qu’elle avait obtenus gratuitement. Eh oui ! là aussi, il y aurait à dire. Même maintenant, les relations jouent un grand rôle. Ce ne sont pas les plus nécessiteux qui bénéficient des largesses d’autrui. Bref, notre mère savait, elle, recadrer les choses.


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  • Carder la laine à Gouraya

     

    Il nous est arrivé aussi d’aider notre mère à carder la laine de mouton. Elle ne le faisait pas souvent car nous n’étions pas très outillés. Les deux planchettes en bois hérissées de fines pointes en métal très solides ne devaient pas nous appartenir. Et puis, il fallait se fournir en laine brute. Je n’ai pas le souvenir de voir ma mère la laver mais je me souviens de l’odeur de suif qui s’en dégageait encore. Il fallait auparavant retirer toutes les petites saletés et brindilles qui restaient accrochées dans la masse ; nos petits doigts étaient les bienvenus.
           Quand nous avions une boule de laine propre il fallait l’éclaircir, c’est le terme que je trouve le plus approprié, c’est à dire qu’il fallait écarter toutes les fibres en tirant dessus à la main, cela nous permettait de les démêler et aussi de terminer le nettoyage. L’opération suivante consistait  à préparer cette laine pour la filer. Nous avions deux « raquettes », une dans chaque main. Sur l’une, on accrochait un petit tas de laine, et on frottait l’autre, en fait on la peignait. Les fibres s’alignaient et s’allongeaient proprement. On les regroupait toutes en petits tas prêts à être filés. Nous n’avions pas de rouet. Maman le faisait à la main mais je n’ai pas le souvenir qu’elle l’ait fait longtemps, ce devait être fastidieux.
    Le hasard a voulu que soixante années plus tard, j’aie retrouvé dans un
    vide-grenier, côte à côte comme voulant me rappeler ces moments de notre enfance, deux cardes manuelles tout contre une chargette, petit doseur à plomb pour les cartouches.

    .

     


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  • Un passage de mes écrits sur Gouraya

    Les palmiers

     

    L’allée de palmiers partait du borj et montait jusqu’au fort, qui servait de gendarmerie. Dans le bas de cette allée, au croisement avec la route nationale, il y avait donc à gauche, la mairie et à droite, la poste. Et derrière chacun de ces bâtiments, une autre place. Tout était symétrique. Il y avait un abreuvoir dont l’eau coulait à partir d’un tuyau en cuivre, pour les mulets quand ils descendaient de la montagne avec leur fardeau. En face, sur l’autre place, l’animation était plus importante. Un café maure attirait tous les hommes du village. Un mélange d’odeurs envahissait le quartier : odeur de café mélangé aux épices, car sa spécialité c’était la loubia. Et notre mère piquait de sacrées colères à cause de cette loubia. A savoir que c’est un plat de haricots très épicés avec force felfel - piments - , et notre père ne pouvait pas passer devant sans s’arrêter. Il adorait ça et ne se privait pas. Et il en mangeait à n’importe quel moment de la journée et quand arrivait le moment du repas à la maison, il n’avait plus faim d’où les récriminations de notre mère.  D’ailleurs, il n’était pas seulement gourmand de loubia, non ! les cacahuètes, le couscous, les becess, tout ce qui était cuisine arabe le tentait sans oublier la fameuse anisette et sa kémia.

    Plus on montait cette rue et plus les palmiers étaient petits, leur plantation devait être plus récente. J’ai une confidence à faire : cette allée est à moi. Elle m’appartient. Je l’ai trop vue en rêve, je l’ai trop arpentée, elle n’est à personne d’autre. De plus je sais qu’elle est toujours vivante. Savoir ces arbres encore debout, c’est un peu comme s’ils faisaient partie de ma famille. Je suis ainsi, j’attache beaucoup d’importance à la vie des plantes, des animaux, des humains. Chaque Gourayen, chaque vrai Gourayen doit penser la même chose que moi. Je suis moins Gourayenne que les natifs de ce village, mais ce dernier représente tant de choses pour moi, qu’il m’appartient un peu lui et ses habitants. Mais pour qui se prend-elle celle-là ? Une Française qui n’a vécu que six ans dans notre village et qui dit que nous lui appartenons. Où se croit-elle ? Qu’elle reste donc chez elle ! Et bien, non ! Même si des milliers de kilomètres nous séparent, même si je sais que je ne retournerai jamais là-bas, mon cœur est toujours le même et je suis fidèle. On ne pourra jamais arracher Gouraya de mon cœur. Il y est et y restera à tout jamais. « On peut sortir l’enfant du pays, mais on ne peut sortir le pays du cœur de l’enfant ». Ce philosophe indien avait certainement dit ça en connaissance de cause. L’enfance est innocente et ne voit pas le mal. Je n’ai pas été  confrontée aux événements qui ont traversé ce pays, ni avant la guerre, ni après. Pour moi, c’était l’Algérie de mon enfance. Pas question de colonisation. Notre mère ne nous a pas inculqué l’enseignement du mépris, mais  le respect de l’autre, la considération d’autrui. A ce sujet, j’ai une anecdote si tant est que l’on puisse dire que c’est une anecdote et je ne suis toujours pas fière de moi. Mais j’ai promis de tout dire ! J’ai à ma décharge mon jeune âge. Notre mère, comme toutes les mères, nous avait appris à dire « bonjour », à être polis. Ce que nous étions tous.
          Je devais avoir cinq ans puisque nous étions arrivés à Gouraya. Nous marchions dans la rue, notre mère tenant Arlette d’une main et moi de l’autre. C’était toujours ainsi, nous ne la quittions jamais, plus tard nous lui donnions le bras : Arlette à sa droite, moi à sa gauche. Il y avait du monde et nous croisâmes un monsieur, que notre mère salua en lui disant « 
    Bonjour Monsieur » et moi de répliquer  « mais maman, ce n’est pas un Monsieur, c’est un Arabe». Je ne vous dis pas la leçon qu’elle m’a faite ! Français, Arabe, Juif, Espagnol, de sexe masculin devait être appelé « Monsieur », de même que pour les femmes, on les appelait « Madame ». Pour moi, un homme habillé à l’européenne était un Monsieur, je n’avais d’ailleurs pas de terme pour ceux habillés d’une gandoura. Il est vrai que s’ils avaient tous un nom, les Européens ne prenaient pas la peine de le précéder de « Monsieur ». De plus, ils avaient rarement droit au vouvoiement.


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  • Extrait de mes écrits sur Gouraya
    Les roses de Gouraya

     

    Devant la gendarmerie, toute la façade était bordée de rosiers et il y en avait deux en particulier, un rose aux pétales très serrés et très denses et un pourpre velours foncé ; et ils avaient un parfum extraordinaire, ma foi comme toutes les roses de l’époque. J’adorais promener mon nez dessus. Je commençais à comprendre qu’il ne fallait pas  cueillir les fleurs dès que j’en trouvais une tentante. Je les aimais très ouvertes, c’est là qu’elles exhalaient le mieux leur parfum, je leur rendais visite régulièrement ; j’étais impatiente de voir les boutons éclore. Elles étaient la pureté même. Et ces rosiers étaient retenus par de grands câbles qui nous servaient de  balancelle. Il y avait aussi deux ou trois petits palmiers qui donnaient de toutes petites dattes insipides mais quand on est gamin on mange n’importe quoi. On attendait que les roses perdent leurs pétales pour manger les fruits rouges qu’elles formaient et c’était très bon. On ne se gênait pas non plus pour manger les têtes des pousses des rosiers de même que celles des ronces qui étaient astringentes et nous faisaient saliver.

    Je ne cultive que peu de rosiers dans mon jardin. La raison ? Les roses de Gouraya n’auront jamais leurs remplaçantes dans mon cœur. Aucune ne pourra supplanter ces fleurs merveilleuses. Elles me paraissaient  antiques, surannées. J’avais l’impression qu’elles étaient là depuis toujours, pour le plaisir de mes yeux. Il ne fallait pas y toucher, leurs épines montant la garde ! Chez les Grecs, Aphrodite déesse de l’amour n’avait-elle pas choisi cette fleur pour sa grâce ? Chloris déesse des fleurs l’aurait créée à partir du corps d’une nymphe sans vie découverte dans une clairière. Elle fut aidée dans sa tâche par Aphrodite qui lui attribua la beauté et par Dionysos, dieu du vin, qui lui offrit la couleur rouge et son enivrant parfum. Zéphir les assista en chassant les nuages afin de permettre à Apollon d’envoyer ses chauds rayons pour la faire éclore. Ce fut la naissance de la reine des fleurs. 

    Mes roses de Gouraya ! Elles ne se déployaient que pour moi. Qui me dira ce qu’elles sont devenues ? Auront-elles été adulées par d’autres poètes en herbe ? Leur exhalaison, leur charme ont-ils continué à enchanter d’autres âmes amoureuses de cette sublime nature ?

    Je les revisitais la nuit dans mes rêves ; il m’arrivait parfois de les humer et chose étrange pour un rêve, je retrouvais leur parfum. Mes très chères roses !
                      Béjar / Yvette


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  •                                          La Mouna

               Cette brioche serait d’origine oranaise. Au 16ème siècle, les rois d’Espagne enfermaient leurs courtisans indésirables dans les forteresses qu’ils possédaient sur les côtes d’Afrique du Nord, notamment à Oran, à Fort Lamoune, sur un rocher habité par de nombreux singes, les monos, d’où le nom de fort Lamoune et par la suite de la Mouna. Une fois par an, à Pâques, les familles rendaient visite aux prisonniers et leur apportaient de la brioche parfumée qu’elles leur passaient à travers les barreaux des cellules.


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  • Un passage de mon livre sur Gouraya
    Arrivée à Gouraya

     

    20 avril 1946, nous arrivons à Gouraya. Enfin je peux dire « nous ». Car j’y suis, cette fois ! Mon premier déménagement, pensez donc ! En parlant de déménagement, on peut dire qu’ils en ont fait nos parents : pas plus de trois à quatre ans par brigade, à tel point que les meubles n’ont pas résisté à tout ce trimballement. Il en est resté une bonne partie en Algérie, à notre retour en France, déjà pour alléger le transport et ensuite à cause de la dégradation.
    Bou-Medfa n’était pas si loin que ça de Gouraya, nous n’y sommes retournés qu’une fois, et cette fois je m’en souviens bien, car je ne comprenais pas qu’il pouvait y avoir des étrangers vivant dans notre maison, c’est-à-dire le nouveau chef de gendarmerie
    .

    Quand je dis enfin ! Cela veut dire que c’est dans ce village que nous avons accumulé le plus de souvenirs, mon frère, ma sœur et moi. D’une part, du fait que nous étions plus âgés, d’autre part parce que ce village nous a en quelque sorte envoûtés.
    C’était le paradis sur terre. Fermez les yeux et imaginez-vous sur une plage au bord de la mer Méditerranée. Un ciel bleu, très bleu, sans un nuage, un sable moins fin que sur les plages de l’océan Atlantique, c’est indéniable - conséquences des marées - mais avec toutes sortes de coquillages et des galets chauds et des rochers avec des algues fines et odorantes. Un littoral très escarpé avec des criques merveilleuses. Un petit port typique des années 50, pas encore souillé par les galettes de mazout, avec des barques de pêcheurs.
    Un ponton, sorte de promontoire plat s’avançant dans la mer et servant plus de plongeoir aux baigneurs que de débarcadère pour les petits bateaux. Un petit village avec des maisons toutes blanches, cerné par des collines verdoyantes formant une sorte d’amphithéâtre avec des gradins vers des hauteurs de plus en plus sauvages.
    Une petite église et un borj encadré par deux écoles, aussi blancs que les habitations. Une grande allée de palmiers montant vers un ancien fort, la gendarmerie. Et les habitants de cet Eden, parlant une langue cosmopolite, où l’accent chantant résonne encore à nos oreilles.

    J’avais quatre ans quand nous avons rejoint cet endroit idyllique, Arlette six, Jean Claude dix  et Pierrot seize. J’étais arrivée à un âge où l’on commence à bien se souvenir des événements.
    J’allais entrer à l’école, dans la petite classe, pendant que mon frère et ma sœur iraient dans la grande classe et notre frère aîné, lui, travaillerait à la grande boulangerie Guilhem.
    Et nous y avons séjourné six années. C’est une preuve que nos parents s’y sentaient bien. Je suis persuadée que si nous n’avions pas été en âge d’entrer au collège, ils y seraient restés plus longtemps. De plus, il n’y avait aucun avenir pour Pierrot et Jean-Claude.

     


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  • Gouraya, enfin !

     

     

    Là-bas, c’était chez nous.

    Un gentil petit village qui s’allongeait,

    Tout blanc, sur la seule route nationale,

    Sinueuse et escarpée, d’Oran à Alger,

    Et que bordait un pittoresque littoral.

     

    Là-bas, c’était chez nous.

    Le ciel et la Méditerranée, toujours bleus,

    Se confondaient sur un horizon très lointain.

    Les plages des criques avaient des tons cuivreux,

    Des galets, des coquillages, du goémon fin…

     

    Là-bas, c’était chez nous.

    Des grands palmiers bordaient une allée en pierraille,

    (Mes genoux s’en souviennent encor), descendant

    Vers une petite église au charmant vitrail

    Encastrée au fond d’un bordj éclatant de blanc.

     

    Là-bas, c’était chez nous.

    Et le soleil si chaud ! Un vrai soleil ! Magique !

    Il avait le don de tout métamorphoser.

    La langue cosmopolite à l’accent typique,

    Chantant à nos oreilles d’enfants, nous plaisait.

     

    Là-bas, c’était chez nous.

    Les parfums des oranges et du mimosa

    Se mélangeaient à ceux intenses des épices,

    Des melons, des bécess et du miel des zlabias,

    Des olives et des couronnes à l’anis.

     

    Là-bas, c’était chez nous.

    Dans les cafés maures, dominaient le koumoun,

    Le felfel, d’odeurs puissantes, la loubia,

    Mélangées au poisson fumant sur le canoun,

    Aux vapeurs du thé à la menthe et au cawa.

     

    Là-bas, c’était chez nous.

    Dans leurs gourbis, des musulmanes caquetant,

    Roulaient avec doigté le merveilleux couscous

    Autour d’un tajine en bois pour le Ramadan

    Et les hommes à chéchia rouge et grand burnous.

     

    Là-bas, c’était chez nous.

    Et les mots ! Les noms des villages!

    La mouna ! Les makrodes ! La caca d’chat !

    Les plaquemines écarlates ! La kémia ! La harissa !

    Gouraya ! Cherchell ! Lafayette ! Bou-Medfa !

    Et s’affolent et s’envolent les vers et les rimes …

    Là-bas ! LA-BAS …

     

    Et encore maintenant c’est toujours chez nous ;

    Et si vous y passez, alors racontez-nous.


    Béjar/Yvette


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  • Je recopie ici quelques passages de mes écrits sur mon enfance en Algérie.


    Algérie, notre pays natal

     

    « Je marche sur les galets de la plage, ils sont doux et chauds. L’odeur iodée des algues fines et l’air salé sur mon visage m’enivrent. Je flotte maintenant au-dessus des vagues, je me sens bien. Comme il fait beau et je suis si légère ! Je suis partout à la fois, je cueille des fleurs jaunes, des brassées de fleurs, du géranium odorant au feuillage ciselé, je reviens sur la plage, je cours, je vole, mais oui, je vole, je ramasse des coquillages, je scrute l’horizon, je cueille encore des fleurs, je monte la rue vers le centre du village, je respire, je vis ! Les maisons si blanches sont toujours là. Je suis dans la montagne entre les pins et les chênes-lièges, je redescends, je suis infatigable. Je suis libérée ! Libérée de cette paroi du temps. Le rideau s’est enfin ouvert.  Des émotions déferlent en moi, je suis fragile et forte à la fois. Je vis dans le magique et dans le réel. Je me sens en harmonie dans cet espace qui m’est connu et que j’attendais de retrouver depuis si longtemps et en même temps j’ai une crainte, que j’essaie de refouler au plus profond de moi. J’ai conscience de ne plus raisonner, je subis. D’où me vient cette sensation de bien-être ? D’où me vient ce malaise qui s’insinue petit à petit ? Il faut que je sache ! Mais non, à quoi bon, plus tard ! Il y a encore des fleurs à cueillir, des coquillages à ramasser, des ruelles à visiter ! Il fait si beau ! D’ailleurs il fait toujours beau ici. Ici ? Mais où suis-je donc ? Tu le sais bien où tu es ! Tu le sais ! Mais oui, je le sais ! Enfin ! Enfin, je suis de retour au pays, oui… C’est ça, je suis revenue dans mon pays. Mon Pays !  Quel bonheur ! J’ai réussi enfin à revenir, j’ai tout bravé et j’ai réussi ! La Méditerranée est là, immense devant moi, les paquebots au loin, je les vois, je les reconnais. Comme avant quand j’avais dix ans ! Comme avant ! J’ai pris le bateau et je suis arrivée à Gouraya !  Gouraya enfin ! Quel bonheur ! Oui mais…Je sens encore en moi ce trouble, comme une appréhension. Malgré moi, je frissonne d’inquiétude  mais aussi de joie. Je suis au supplice. Je n’ai plus de raisonnement. Je commence à douter, à m’affoler. Il faut que je prenne garde, la chute va être terrible. Il faut réfléchir et vite, vite. La torture commence à s’insinuer, de plus en plus lancinante ? Qui est près de moi, en ce moment ? Avec qui est-ce que je partage ces moments de bonheur ? Et puis quel bateau ai-je pris pour arriver ici ? Ou alors quel avion ? Comment s’est passé le voyage ? Il faut à tout prix que je sache. C’est la condition pour ne pas sombrer dans le désespoir. Depuis quand suis-je ici ? Oh ! Tout s ‘embrouille dans ma tête. Non, ce n’est pas possible, la cassure ! Le rideau se referme, c’est encore ce rêve, ce rêve qui revient tout le temps, il faut que je revienne sur terre, c’est trop dur. Et je me bats de toutes mes forces. Finalement je réussis à m’extirper de ce guêpier, je réussis à me persuader que c’est un rêve. Un beau rêve qui va se  transformer en cauchemar si je ne réagis pas. Le matin, au réveil, je me sens abattue. Une impression de vide, il me manque quelque chose, on m’a pris quelque chose ! »

    Et c’est ainsi depuis plus de cinquante ans ! Peut-être un peu moins souvent qu’au début et avec un peu moins d’intensité. Les premières années, les réveils étaient terribles. N’en pouvant plus, j’ai fini, un soir, avant de repartir dans mon sommeil, par me dire qu’il fallait que je réussisse à faire entrer un peu de lucidité dans ce rêve. Dès le départ il fallait que me vienne à l’esprit le voyage effectué pour arriver à cette destination, il fallait que je le visionne, que j’aie des réponses précises. Et j’ai fini, à force de  persévérance, d’auto-persuasion, par me convaincre que je rêvais, ainsi mon aventure s’arrêtait dans mon subconscient avant d’aller plus loin et la douleur était moins forte.

    Tout ce qui a fait mon enfance dans ce pays me revient la nuit. Tout ce qu’il y a de merveilleux à mon regard d’enfant se rétablit comme par enchantement, mais ensuite quelle désillusion ! Je revois mon village, bien sûr il n’a pas changé, il est toujours le même. Moi, il me semble que je n’ai plus d’âge ! J’ai dû vieillir, c’est logique, je suis partie et je suis revenue. Mais ce que je revois est resté intact, c’est un vrai bonheur. C’est ce qui fait que j’ai gardé beaucoup de souvenirs en mémoire : je les entretenais la nuit ! Je vivais en France le jour, en Algérie la nuit. C’est étrange, car c’est seulement arrivée à soixante- cinq ans que je m’en suis ouverte à mon frère et ma sœur. Je pensais qu’ils vivaient le même tourment et je n’en parlais pas. Et j’ai eu la surprise de les entendre me dire qu’ils savaient qu’ils ne retourneraient plus en Algérie, donc ils avaient fait une croix sur ce passé.

    En 1952, j’avais dix ans quand nous sommes arrivés en France. Nous étions «français ». Je ne sais pas si on peut comprendre cela, mais pour nous c’était une impression étrange. Notre pays c’était l’Algérie. Nous laissions derrière nous « notre pays ». Mais nous allions revenir, c’était sûr, nous allions revenir ! Hélas, nous ne sommes jamais retournés en Algérie, les événements de l’époque nous en ont empêchés. Il a fallu changer de vie. Nous ne voyions plus la Méditerranée, l’océan et ses marées l’avaient remplacée ; l’hiver il faisait froid, très froid, avec du verglas et aussi de la neige. Nous manquions d’espace. Et puis nous étions différents des autres, pas plus bronzés, oh non ! Nous avions le teint pâle, mais c’était notre accent, l’accent des «Pieds-noirs ». Encore que, si nous réfléchissons bien, nous, nous étions plutôt des «pieds gris ». Les « zotres », les gens d’ici, en Basse-Bretagne parlaient un drôle de langage, des mots qu’on ne connaissait pas, des expressions du « »terroir ».
          Et puis le temps a passé et je ne dirais pas que l’oubli est venu, non ! Mais le manque s’est estompé petit à petit. Il faut dire que nous étions jeunes et pour nous tout était à construire. Et pour nos parents, même si cela a été dur de quitter l’Afrique, ils se sentaient plus en sécurité en France, d’autant plus que notre père avait fait sa carrière en gendarmerie, donc une situation plus risquée là-bas. Notre cas n’a pas été le même que celui de tous ces gens qui ont été rapatriés en 1962. Il a certainement été plus supportable. Nous, nos parents étaient nés en France, ils étaient de «passage » en Algérie, c’était une étape dans leur vie. Ils savaient qu’ils retourneraient en France. Même s’ils n’en parlaient jamais, nous le savions. Nous le savions mais nous ne voulions pas l’admettre. Et puis c’était pour «après ». Nous, les enfants, nous ne voyions pas la vie ailleurs qu’à Gouraya. Cela a été un déchirement pour nous de quitter ce pays, mais nous n’y avions pas nos vraies racines. C’était notre pays natal. Point. Ceux qui sont arrivés en France à la fin de cette guerre, dans un pays qui ne les a pas connus et de ce fait reconnus, ont dû souffrir ! Je ne m’étonne pas qu’ils en veuillent encore à la France, c’est une vilaine farce qu’on leur faisait. Certains écrits le prouvent. Quelques-uns y sont retournés, courageusement, car il en faut du courage ! Revoir son pays, cinquante ans après, sachant que l’on ne va peut-être pas être reçu à bras ouverts, sachant que beaucoup de maisons, églises et cimetières ont été détruits, cela demande une certaine détermination.


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